July 16, 2021

Leituras da Philomag III - Testemunhos

 


Dossier / L’étrange gravité du sexe

Mises à nu

Clotilde Leguil, propos recueillis par Cédric Enjalbert publié le  17 min

Amoureuses ou passagères, fusionnelles ou traumatisantes : cinq témoins, hommes et femmes, gay et hétéros, nous livrent leurs aventures sexuelles les plus marquantes. La philosophe et psychanalyste Clotilde Leguil commente ces récits, convaincue d’y trouver des expériences fondatrices.

 

« Il n’y a pas de consentement éclairé », note Clotilde Leguil dès les premières pages de Céder n’est pas consentir. Dans ce récent essai, la philosophe et psychanalyste mène une « approche clinique et politique »approfondie d’une notion pourtant indécise, entre le pacte de confiance et le laisser-faire. C’est, comme elle le démontre en s’appuyant sur des exemples tirés de la littérature ou du cinéma, qu’on ne sait jamais a priori à quoi l’on con­sent exactement. Là résident à la fois la beauté et l’immense danger du consentement. Voici l’une des raisons pour lesquelles je me suis tourné spontanément vers cette spécialiste de Freud, de Sartre et de Lacan, qui a beaucoup réfléchi à la possibilité de penser une subjectivité débarrassée des normes et des stéréotypes : pour comprendre, dans la nuance des voix singulières, le trouble qui préside à toute rencontre, qu’elle soit bonne ou mauvaise. Car Clotilde Leguil se penche sur les zones grises de notre identité, à l’endroit où les certitudes sur soi et autrui se brouillent. Elle a donc répondu avec enthousiasme à cette demande d’entretien, en apprenant que nous parlerions de la sexualité, mais sous l’angle de sa gravité, comme d’une expérience extraordinaire qui menace à tout moment d’ébranler les fondations de notre être. « La sexualité, explique-t-elle,ne relève finalement d’aucune technique. Il y a dans nos expériences toujours quelque chose d’un peu trop tôt ou d’un peu trop tard. Ce n’est jamais parfaitement le bon moment. Chaque rencontre nécessite d’être subjectivée, en se demandant : que m’est-il arrivé ? Quels mots mettre sur ce qui s’est produit ? Et il faut parfois en inventer de nouveaux pour rendre compte de l’inédit voire du traumatisme. » Ce sont ces mots que nous avons essayé de trouver, à la lecture de cinq récits intimes et déterminants que des femmes et des hommes ont accepté de livrer, afin de mesurer ce que la sexualité comporte de libérateur mais aussi d’impératif. Ces témoins de tous âges et de toutes orientations, avec leurs rencontres amoureuses ou passagères, « nous arrachent à la mythologie d’une harmonie sexuelle. Ils témoignent au contraire d’une forme de non-savoir sur notre propre désir, d’une faille dont il n’est pas facile de parler et dont ils s’ouvrent pourtant avec une touchante véracité ». Levons ensemble un coin du voile, frottons-nous sans pudeur excessive ni préjugés à ce savoir confus. Et mettons-nous à nu, pour une fois ? 

 

© Joanna Tarlet-Gauteur/Signatures pour PM

Alexandra Zarazik : « Tous les garçons que j’ai connus m’ont accompagnée dans la réappropriation de mon corps »

Artiste / 24 ans

« Mon entrée dans la sexualité a commencé par un viol. Nous étions tous les deux lycéens, et, lors d’une soirée, j’étais complètement bourrée. Je conserve seulement quelques images de l’acte. Je me souviens m’être réveillée le matin avec un mélange de fierté, d’avoir fait ma première fois, et quelque chose d’autre, d’inqualifiable. J’ai mis un an à comprendre pourquoi je me sentais mal, puis je suis entrée dans une période de réappropriation de mon corps. Je préfère en parler avant de coucher avec quelqu’un, parce qu’il peut m’arriver d’avoir un blocage physique – le vaginisme, plus commun qu’on ne l’imagine –, même si je désire avoir un rapport sexuel. J’explique : “Tu es prêt ? Avec moi, c’est une chasse au trésor, il va falloir découvrir comment on peut fonctionner ensemble.” Certains garçons ont été gênés de ne pas y arriver. C’est dur, parce que ça te renvoie à ta condition de victime : tu es encore victime de ce qu’il s’est passé. Le premier qui m’a aidée à me réconcilier avec le sexe était plus âgé. Il m’a dit : “Ne t’inquiète pas, on va réessayer une autre fois et ça marchera peut-être.” J’ai senti une différence de maturité, de patience, et j’ai compris que baiser, c’était cool. J’ai aussi eu une relation avec un garçon qui avait beaucoup plus de conquêtes sexuelles que moi. Un jour, je lui ai dit : “Là, tu ne me fais pas l’amour, tu réalises une performance…” J’avais moins d’expériences, mais j’ai réussi à lui apporter quelque chose. Enfin, il y a eu une troisième expérience libératrice pour moi. Longtemps, j’ai fermé les yeux pendant la pénétration. J’étais dans une sorte d’introspection, centrée sur moi-même, mes sensations, ce qui se passait… Un garçon me l’a fait remarquer. C’est bête, mais il me l’a simplement dit, ce qui m’a permis d’en prendre conscience. Je me suis approprié cette réflexion, et j’ai réussi à ouvrir les yeux : ça a été une nouvelle phase de ma guérison. Vivre des expériences sexuelles avec des personnes différentes m’a permis d’en apprendre plus sur moi-même. Tous les garçons que j’ai connus m’ont accompagnée dans la réappropriation de mon corps. »

Le commentaire de Clotilde Leguil : « Le corps n’est pas notre être »

« Alexandra rend compte d’une première expérience dont elle était absente, subjectivement parlant. Sous l’emprise de l’alcool, personne n’était là, le sujet avait disparu, et pourtant c’est arrivé. Des traces lui restent dans le corps, comme la commémoration de cet événement traumatique, qui s’est accompagné d’un franchissement dans son corps, d’un abus. Qu’elle emploie le terme “inqualifiable” montre bien que le terme de “viol” comme qualification juridique ne suffit pas à dire l’ampleur de ce qui lui est arrivé personnellement, et qui est littéralement “inarticulable”. Il lui a d’ailleurs fallu un an avant qu’elle puisse se retourner sur ce qu’elle a vécu depuis ce trouble et cette confusion laissée par l’expérience traumatique. Il faut cette dimension de l’“après-coup”, du Nachträglich dont parle Freud à propos du traumatisme, pour subjectiver les événements passés, pour s’apercevoir de ce qui a pu nous marquer. La “réappropriation du corps”, dont parle Alexandra, m’a fait songer au titre du film de Jérémy Clapin, J’ai perdu mon corps [2019], que je cite dans mon dernier essai. Il est en effet question de se réapproprier le corps qu’on a perdu, en le ré-apprivoisant, en ne cédant plus à la tentation de l’absence, en pouvant enfin être présent à soi. “Se réapproprier son corps” est une expression paradoxale. Car on a bien un corps, et le droit à en disposer, l’habeas corpus, est fondamental dans nos sociétés. Cependant, le corps n’est pas notre être. On peut s’identifier à son désir, à ses paroles, à son histoire, mais on ne peut pas dire en toute logique : “je suis” mon corps. La réappropriation de ce partenaire étrange consiste plutôt à prendre au sérieux ce qui se passe en lui, sans que je le sache exactement, sans que je le comprenne finalement toujours très bien. »

 

© Joanna Tarlet-Gauteur/Signatures pour PM

Pascal Hirsch : « Ma pratique, si banale soit-elle, n’appartient à aucun autre »

Producteur / 47 ans

« La première véritable expérience a été marquante pour moi. J’avais 16 ans et je suis passé d’un coup à un autre stade de ma vie, en quittant une intimité très maladroite. J’étais en vacances l’été avec des amis de mes parents, une fille est venue à ma rencontre sur la plage. Elle me plaisait, et je faisais le mur pour aller la voir, le soir. J’ai rapidement mélangé le sexe et les sentiments. Par la suite, j’ai eu une longue correspondance épistolaire avec elle, me laissant penser qu’elle avait eu elle aussi des sentiments. Grâce à elle, j’ai en tout cas cessé d’être un gamin. J’ai démontré que je pouvais intéresser le sexe opposé, que mon manque d’assurance n’avait rien à voir avec mon physique. J’ai ensuite eu beaucoup de partenaires, mais je n’ai jamais eu de coups d’un soir. Je ne suis pas un coureur. C’est peut-être un reste d’éducation judéo-chrétienne, mais je ne veux pas être un “salaud”. La deuxième étape importante dans ma vie sexuelle tient à une expérience mystique. Une nuit, j’ai éprouvé physiquement ce que ressentait ma partenaire, avec elle, dans une fusion profondément bouleversante. Je recevais et donnais un plaisir inédit. La dernière étape de cette “éducation” a été la relation passionnelle avec ma dernière compagne, rencontrée autour de 43 ans. À ce moment, j’étais sûr de moi, conscient de tout ce qui pouvait se passer dans son corps et le mien. Je suis célibataire aujourd’hui. Mais je me sens pleinement libéré, comme si j’avais synthétisé toutes les bonnes et les mauvaises expériences, et fait la somme de tout ce que j’ai vécu, de tous les plaisirs que j’ai pu connaître. Je me suis cherché, mais je sais maintenant que ma pratique, si banale soit-elle, n’appartient à aucun autre. Elle ne me définit pas complètement non plus. Je suis le père de deux filles, et j’ai commencé à aborder le sujet avec la plus âgée. J’essaie de lui dire que nos expériences et nos actions nous façonnent, mais que notre orientation sexuelle comme notre couleur de peau ou notre physique ne nous définissent jamais complètement. »

Le commentaire de Clotilde Leguil : « Trouver sa place dans les failles »

« L’orientation sexuelle ne délivre jamais une identité, dit Pascal. Il existe des normes sociales faute de norme sexuelle, dit autrement Lacan. Le psychanalyste montre en effet que notre “stéréotype” – pas les stéréotypes en général, le nôtre – tient à un style singulier dans la recherche de la jouissance. Chacun a le sien. Pascal, lui, témoigne d’une sensibilité à la jouissance féminine. Il a d’abord été cueilli par la contingence de la rencontre, et cette première fois s’est prolongée dans une expérience épistolaire. Dans l’un de ses séminaires, Lacan évoque la lettre d’amour comme ce qui doit être dit ou écrit pour que le plaisir advienne. Pour lui, parler d’amour est une jouissance en soi. Regrettant de mêler ainsi trop de sentiments à la sexualité, Pascal s’aperçoit finalement que son manque d’assurance peut être précisément ce qui va susciter l’intérêt de l’autre sexe. Il remet ainsi en question la “norme mâle”, comme l’appelait Lacan, cette idée qu’il faudrait afficher une virilité à toute épreuve pour séduire. Au contraire, l’autre peut trouver sa place dans les failles. La rencontre amoureuse et sexuelle a été jusqu’à prendre, chez lui, la forme hyperbolique d’une expérience mystique de fusion, dont il parle en des termes que Thérèse d’Avila pourrait employer à propos de Dieu ! Ces premières fois, dont il est ici question, sont en effet toujours des événements subjectifs qui arrivent au sujet et au corps, et qui produisent une effraction dans son histoire. Elles font voler en éclats le monde des normes, car, dans l’expérience sexuelle, chacun est confronté à une forme d’étrangeté : chez les humains, il n’y a pas d’instinct dans la pulsion sexuelle. Il faut tout inventer. » 

 

© Joanna Tarlet-Gauteur/Signatures pour PM

Eva Perez-Bello : « Il n’est pas inutile de se demander ce que l’on consent à faire à autrui »

Infirmière en psychiatrie et cofondatrice du collectif Gras politique / 35 ans 

« C’était il y a deux ans. J’avais arrêté de fréquenter un “plan cul’’, et j’avais envie de rencontrer quelqu’un, sans attente bien définie. Me laisser porter m’allait bien. Nous nous sommes rencontrées sur Tinder. Elle avait un petit côté BCBG, mais au lit, c’était une vraie tornade, insatiable. Son appétit était tel que j’en avais des courbatures ! Heureusement que je suis ambidextre… La première fois qu’on a couché ensemble, elle m’a demandé de l’insulter en espagnol. Je l’ai fait sans grand enthousiasme. Ça ne m’emballait pas vraiment, mais sur le moment, un peu prise de court, je n’ai pas dit non. Après coup, en en discutant le lendemain avec des amis, je me suis rendu compte que ça ne me convenait pas du tout. Au début, je leur ai raconté l’expérience comme une anecdote marrante. Mais ils ont dû sentir à mon ton ou à mes expressions que j’étais en réalité plutôt mal à l’aise. Ce sont eux qui ont fini par me demander : “Tu es sûre que tu es OK avec ça ?” On ne peut pas dire que j’ai vécu une expérience traumatique. Mais je me suis forcée à faire à cette fille quelque chose qui ne me convenait pas. Même si elle me le réclamait, ça ne me correspondait pas. Sur le moment, je n’ai pas identifié le problème, parce que j’étais à la place de celle qui donne, pas de celle qui reçoit. Comme il me paraissait plus simple de rompre avec elle que d’avoir une conversation sur le sujet, on s’est très rapidement séparées. Cependant, aussi courte soit-elle, cette relation m’a appris une chose : il n’est parfois pas inutile de s’interroger non seulement sur ce qu’on veut qu’autrui nous fasse, mais aussi sur ce que l’on consent à faire à autrui. Suis-je d’accord avec l’idée de faire ceci ou cela à cette personne ? Dans un couple lesbien, la place qu’on occupe dans la sexualité peut donner un ascendant symbolique sur l’autre. Et même si la fille est OK pour que je lui fasse ceci ou cela, j’essaye de toujours prendre garde à ce que cela me convienne d’abord. » 

Le commentaire de Clotilde Leguil : « Il arrive qu’on ne se fie pas à son désir »

« Eva renverse la question du consentement en désignant non pas ce que l’on accepte pour soi, mais ce que l’on consent à faire à l’autre. Elle laisse d’abord penser qu’il pourrait y avoir un rapport instrumental à la sexualité, à des techniques de plaisir. Or ce qui se produit avec cette autre femme la dépasse jusqu’au forçage, puisqu’elle ne parvient pas dire “non” à la demande de jouissance qui lui est formulée. Dans son écrit sur Kant avec Sade [1963], Lacan essaie ainsi de formuler une maxime sadienne de façon aussi cruelle que l’impératif kantien. Il écrit : “J’ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque, et ce droit, je l’exercerai, sans qu’aucune limite m’arrête dans le caprice des exactions que j’aie le goût d’y assouvir.” En se soumettant au fantasme de soumission de sa partenaire, Eva dit s’être pliée à une maxime de cet ordre et trouvée instrumentalisée. En lisant ce témoignage, me sont revenues des scènes proustiennes d’À la recherche du temps perdu, où le baron de Charlus exige de Jupien qu’il l’attache pour jouir, ce que ce dernier fait avec indifférence, en se moquant de la condition de jouissance de Charlus. En revanche, chez Eva, cela provoque une sorte de dégoût, même si elle ne prononce pas ce mot. C’est que le désir ne se présente jamais comme une idée claire et distincte. Il se confond avec la jouissance et la pulsion. Elle ne sait pas si elle y consent ou si elle se force. Il arrive qu’on ne se fie pas à son désir, qu’on s’en méfie ou qu’on le brave pour espérer s’en rendre indépendant. Hegel le dit ainsi en affirmant que “le désir, c’est le désir de l’autre”. C’est-à-dire non seulement une intention dirigée vers autrui mais aussi un désir éveillé et mis en mouvement par la rencontre d’un autre désir. Or sait-on jamais ce que l’autre nous veut ? »

 

© Joanna Tarlet-Gauteur/Signatures pour PM

Antoine Héraly : « Je me souviens avoir dit non, et que ça s’est passé quand même » 

Artiste / 29 ans

« J’ai cru que j’allais mourir. La soirée avait débuté avec un type horrible, qui s’affichait quinze ans plus jeune sur les réseaux. Elle a fini en cauchemar. J’ai passé la nuit au téléphone avec le centre antipoison, après qu’il m’a renversé par erreur un flacon de poppers dans le nez… Mon rythme cardiaque a augmenté, j’avais les lèvres et les doigts bleus, j’ai pensé que ma tête allait exploser. J’avais 18 ans et je croyais que, puisqu’il s’était déplacé, il était impoli de ne pas coucher avec lui. J’ai accepté parce qu’il était là. Cette expérience s’est souvent renouvelée. Plus tard, j’ai rencontré un garçon qui avait gagné en notoriété dans une émission de télé-réalité. Il ne m’intéressait pas vraiment, mais je trouvais cette différence d’univers “exotique”. J’ai bu un café avec lui, il m’a proposé d’écouter son dernier morceau dans sa chambre d’hôtel, ce que j’ai accepté. Puis il s’est jeté sur moi, je me souviens avoir dit non, et que ça s’est passé quand même. En sortant, j’ai immédiatement appelé mon ex-copain de l’époque, en pleurs, qui m’a copieusement insulté et humilié pour ce qu’il estimait être de la tromperie. C’était la double peine. Cet événement a lourdement pesé dans mon rapport au sexe, et je suis encore aujourd’hui en train d’en payer les conséquences… J’ai aussi compris que j’avais tendance à répondre favorablement au désir de l’autre, quel qu’il soit, pour “rejouer la séquence”. Je n’ai réalisé que très récemment, grâce aux débats autour de #metoo, que cela s’apparentait à un viol. Désormais, il y a prescription. Plutôt que la voie “punitive”, j’ai pensé faire des collages de rue pour extérioriser ce qui est enfoui dans les profondeurs de soi et de la société – le transcender. Car il est aussi question de domination sociale dans nos rapports intimes. Les personnes qui violent ne sont-elles pas celles qui estiment que certains biens leur appartiennent ? Alors pourquoi pas la subjectivité des autres ? Il y a urgence à mettre un terme à cela, à renverser ces socles, et ça passe par une ringardisation des codes et de l’imagerie qui accompagnent la culture du viol. »

Le commentaire de Clotilde Leguil : « La norme est devenue régulatrice »

« Dans ce récit cauchemardesque, où la vie est harcelée par la mort, Antoine nous fait apercevoir combien l’impératif de jouissance est fort. Il dit avoir accepté ce dont il n’avait pas envie par “politesse”. Il fait part d’une d’abolition de sa subjectivité dans la sexualité. L’immédiateté des conditions de rencontre via les plateformes dédiées peut en effet produire une angoisse et renforcer la difficulté à se soustraire à la demande de l’autre, lorsque la sexualité se présente comme une finalité première. L’expérience l’a profondément affecté, dit-il, parce qu’en cédant à une situation, il a ignoré son désir au profit d’une réponse forcée à la jouissance de l’autre. Il y a des conséquences éthiques au fait de “céder” ainsi “sur son désir”, comme le disait Lacan, et Antoine le formule très justement en termes de domination sociale dans nos rapports intimes. Car il n’est plus seulement question d’un droit à la jouissance en l’occurrence, comme on pouvait le dire à la fin des années 1960, mais d’un véritable devoir de jouissance, aussi paradoxal que cela puisse sembler. La sexualité suit non plus la logique du désir mais celle d’un “surmoi”, d’un impératif à la fois subjectif et civilisationnel. La répression de la sexualité a laissé place à l’obligation de jouir. Ou, pour le dire comme Michel Foucault, la norme a cessé d’être répressive, elle est devenue régulatrice. Antoine, lui, parvient à transformer son expérience en cause politique, en en parlant, en l’écrivant via les collages de rue. Il montre comment les voix subjectives et collectives, le “je” et le nous, se mêlent dans l’espace public pour entrer dans une tension et rendre possible l’évolution des normes et des comportements. »

 

Marie : « Je me suis rendu compte que je n’avais plus de fantasme »

Profession libérale / 32 ans

« C’était une soirée alcoolisée avec deux amis proches, en couple. La discussion tournait autour de nos fantasmes, le mien était de faire un plan à trois. Mais je ne les visais pas particulièrement, eux. Je n’imaginais d’ailleurs pas que cela puisse se produire avec des personnes que je connaissais ou, en tout cas, pas avec des amis aussi proches. J’étais célibataire, et j’avais l’habitude de finir la soirée chez ces deux amis et de dormir sur leur canapé, sans ambiguïté. Cette fois-ci, on est rentrés ensemble, un peu aguichés par notre discussion, et on s’est naturellement rapprochés, avant de se laisser emporter. J’ai pris beaucoup de plaisir, sans comprendre que j’étais en train d’accomplir mon fantasme. Mais cela s’est fait très naturellement, je n’étais pas en train de “cocher une case”. Le lendemain, j’ai ressenti un léger malaise en me retrouvant dans leur couple. Sans avoir honte, j’éprouvais de l’embarras. J’avais surtout peur que notre amitié en pâtisse. On a en effet mis un moment avant de se revoir. J’étais un peu chamboulée. J’avais besoin d’en parler et je m’en suis ouverte à l’un de mes meilleurs amis qui, lui, avait une vie sexuelle très libérée. Je savais qu’il n’allait pas me juger et qu’il pouvait tout entendre. J’ai pourtant eu du mal à en venir au fait… Quand je lui ai finalement révélé cette expérience, il m’a répondu : “Ce n’est que ça ?” Je me doutais qu’il réagirait ainsi, mais ça m’a fait du bien ! Avec ce couple d’amis, nous en avons finalement parlé pour éviter une gêne inutile. Aujourd’hui, ça nous arrive d’évoquer brièvement cette aventure mais surtout pour en rire. Notre amitié est restée intacte. Je suis plutôt libérée sexuellement, je n’ai pas de tabou particulier, mais je n’ai pas non plus une vie sexuelle particulièrement originale. C’était déjà pour moi relativement extraordinaire. Je me suis rendu compte, avec une pointe de regret, que je n’avais plus de fantasme, puisqu’il avait été réalisé et que je ne comptais pas qu’il se reproduise. Puis la gêne est partie, et, curieusement, je me suis sentie femme. La petite fille que j’étais ne se serait jamais dit qu’elle pourrait faire un truc pareil. »

Le commentaire de Clotilde Leguil : « La sexualité relève de l’extraordinaire »

« Marie relate une discussion à propos des fantasmes. Notons d’abord qu’il est rare de les avouer. Et, lorsqu’on dit ces fantasmes bien souvent tus, on n’est jamais loin du passage à l’acte. Cependant, en réalisant son fantasme, au lieu de le maintenir à l’état imaginaire d’auxiliaire du plaisir et de la jouissance, elle franchit quelque chose et le regrette. Elle s’est trop dévoilée. Peut-être que “se sentir femme”, puisqu’elle évoque cette problématique, serait d’une certaine façon consentir à être autre à soi-même. Consentir à la jouissance féminine a à voir avec une forme de transgression, mais qui ne nécessite pas tant de réaliser un fantasme, comme celui dont elle fait part, que de parvenir à assumer une altérité indicible en soi, qui nous confronte à ce qu’on ne sait pas de soi-même, à une expérience de jouissance à laquelle on consent sans savoir où elle mènera. L’expérience de franchissement de Marie se situe aux confins du désir et du forçage. Elle se laisse faire par le cours que prend cette soirée de confidences. Ce “se laisser-faire” est doublé d’une volonté d’expérimenter, qui exerce un petit forçage sur l’autre et soi. Elle veut voir. Après coup, elle sait qu’elle ne souhaite pas que cela se répète. En évoquant une pratique pas “particulièrement originale”, elle rappelle par contraste que la sexualité n’est jamais banale. Il n’existe aucune norme en la matière qui puisse nous soulager de l’angoisse de la première fois. La sexualité relève de l’extraordinaire. Que la rencontre soit bonne ou mauvaise, elle nous sort de l’ordinaire de nos vies et laisse des marques, jusqu’à devenir parfois aussi une forme de destin auquel on voudrait d’échapper. À trop vouloir la banaliser, on risque d’oublier la gravité d’un événement fondateur pour le sujet. » 

 

Témoignages recueillis par Cédric Enjalbert, Margot Monteils, Victorine de Oliveira, Pierre Terraz / Commentaire recueilli par Cédric Enjalbert


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