February 24, 2020

Leituras ao entardecer - uma discussão interessante



Eva Illouz / Raphaël Enthoven. L’amour peut-il finir ?

À l’heure de Metoo et de Tinder, y a-t-il encore place pour le grand amour ? Pour la sociologue Eva Illouz, qui publie “La Fin de l’Amour”, les relations sentimentales sont désormais soumises à une précarité sans précédent. Face à elle, le philosophe Raphaël Enthoven, qui vient d’adapter avec Coco Le “Banquet” de Platon en bande dessinée, oppose la permanence d’une aspiration, celle de trouver sa moitié et de réconcilier le désir et le temps. Une rencontre électrique où il est aussi question de la capacité des hommes et des femmes à s’entendre. 

EVA ILLOUZ

Sociologue et directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Elle s’est intéressée à la manière dont le capitalisme s’est emparé de nos émotions pour en faire un marché dans une série d’essais marquants, dont Les Sentiments du capitalisme(Seuil, 2006) ou Pourquoi l’amour fait mal (Seuil, 2012). Son nouvel essai, La Fin de l’amour(Seuil), émet l’hypothèse que les relations sentimentales contemporaines sont en proie à une fatale incertitude. 

RAPHAËL ENTHOVEN

Philosophe, ancien présentateur et chroniqueur radio à France Culture et à Europe 1, il anime depuis 2007 l’émission Philosophie sur Arte. Auteur de Morales provisoireset de Nouvelles Morales provisoires(Éditions de L’Observatoire, 2018 et 2019), mais aussi, avec Jean-Paul Enthoven, d’un Dictionnaire amoureux de Marcel Proust (Plon, 2013, prix Femina essai), il vient de signer une adaptation en bande dessinée très réussie du Banquetde Platon avec la dessinatrice Coco (Les Échappés). 

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Mars 2020
Eva Illouz : Nous pensons l’amour à partir de son commencement. Je crois que la fin de l’amour est tout aussi intéressante. À quoi tient la fragilité de nos sentiments ? Pourquoi les relations s’effritent-elles sitôt commencées ? Les relations amoureuses durent moins longtemps qu’avant, et la majorité d’entre elles se termine au moment même où elles commencent. Il y a de plus en plus de rencontres sans lendemain et, lorsqu’elles durent plus qu’une nuit, elles sont sous-tendues par une profonde incertitude. Les acteurs ne savent plus de quoi sera faite leur relation, si elle va durer, quelle en sera la nature. C’est ce que j’appelle des relations « négatives » : des relations dont on ne possède pas les règles du jeu. Cela me conduit à penser que nous sommes à l’âge de la fin de l’amour, comme représentation et comme pratique dont les acteurs avaient la clé. De la même manière que l’on a envisagé la « fin de l’histoire », je crois que nous devons envisager la fin de l’amour.  

Raphaël Enthoven : La « fin de l’histoire », c’est notre horizon démocratique. Mais la fin de l’amour ? Je ne comprends pas cette formule. Non seulement l’amour n’est pas « fini », mais le mythe de l’amour comme retrouvailles avec sa moitié de soleil, sa moitié d’orange… bref, sa moitié perdue, tel que le formule Aristophane dans Le Banquet, n’a pas perdu une ride depuis deux mille cinq cents ans. À l’origine, affirme le poète, nous étions des « hommes-boules » avec quatre bras, quatre jambes, quatre yeux… et, pour nous punir d’avoir voulu escalader l’Olympe, Zeus nous a coupés en deux. Ainsi l’amour est né d’une complétude perdue. L’image est naïve mais elle rend compte de ce que nous croyons éprouver quand nous tombons amoureux : la plénitude. Quiconque a cédé dans sa vie à la tentation de croire qu’il était séparé de lui-même quand il était séparé de l’autre trouve dans le récit d’Aristophane la transposition mythique de son sentiment. De la même manière, quand Socrate fait le récit de la naissance d’Éros, ce bâtard dialectique, fils de Poros (le « chemin », l’« ex­pédient ») et de Penia (le « manque », la « pauvreté »), il décrit l’état d’un cœur, partagé entre le sexe et l’amour, qui se console de changer de lit tous les soirs en hallucinant celle qui mettra un terme à ses sottises. Comment aimer ce que l’on possède déjà ou comment désirer ce dont on ne manque pas ? Où trouver un amour qui ne s’épuise jamais ? C’est la question du Banquet, où le désir, étant l’expression du manque, échoue toujours au seuil d’une possession véritable. Ce genre de problème traverse l’humanité depuis toujours. Et n’est pas près de s’éteindre.

E. I. : Je doute fort que l’expérience amoureuse soit invariable. Mais, en supposant qu’il y ait des invariants, il s’agit de comprendre comment les sentiments sont transformés par des con­ditions historiques changeantes. Aujourd’hui, le désir n’est plus du tout « fils de Penia », le manque. Au contraire, il souffre de ses démulti­plications. La consommation et les nouvelles technologies sont devenues des médiations extrêmement importantes des relations amoureuses. À l’âge de Tinder, qui fait de la rencontre un marché ouvert où les individus se présentent comme des profils à évaluer, on ne peut plus raisonner avec les concepts d’Aristophane et de Socrate dans Le Banquet… 

R. E. : Que nous promet Tinder ? Mieux que le coup d’un soir : le perfect match ! Grâce à des algorithmes sophistiqués, l’application prétend découvrir la personne qui vous convient sur la base de données objectives : âge, profession, mais aussi forme des seins ou du visage, opinions politiques, préférences esthétiques. Un tel dispositif est voué à l’échec. Non que deux personnes qui « matchent » ne puissent s’aimer, mais, si elles s’aiment, ce n’est pas pour ça. L’amour excède le régime explicable de la convenance. D’ailleurs, les relations amoureuses dépérissent à la seconde où l’on essaie de les expliquer. Si ma compagne me demande : « Pour quelles raisons m’aimes-tu ? » et que je m’aventure à lui répondre, l’histoire est morte sur-le-champ. Car, quelle que soit la raison donnée, le « sentiment » disparaît avec la dissipation des raisons que je lui aurais trouvées. L’amour est trop simple pour faire l’objet de dispositifs algorithmiques. Aucune équation ne saurait produire une telle évidence. Et les individus ne cesseront pas de s’aimer parce qu’on leur propose de se rencontrer de cette manière-là. Schopenhauer soutenait au XIXe siècle que la permanence de l’espèce humaine prouve uniquement sa lubricité. Aujourd’hui, on a Tinder. Mais la différence entre Tinder et Schopenhauer, c’est que, sur Tinder, on continue d’avoir la nostalgie d’une vraie rencontre. Le coup de foudre demeure ce mélange de stupeur et de familiarité qui survient lorsqu’on a le sentiment archiplatonicien de reconnaître une personne qu’on n’a pourtant jamais vue. 

E. I. : La grande métaphore dont se sert Socrate dans Le Banquet est celle de l’échelle : on aime d’abord un beau corps, puis on s’élève vers l’idée de beauté, et, de celle-ci, vers l’amour du vrai et du beau éternel. Vous croyez sérieusement que cette conception de l’amour comme élévation vers la vérité fait encore écho à l’expérience contemporaine, quand la sexualité ne renvoie plus à rien d’autre qu’à elle-même et quand les corps sont sommés de démontrer leurs prouesses et leurs compétences ? Qu’est-ce que Platon peut nous dire sur l’égalité des sexes, sur la sexualité féminine, le divorce, la solitude ?

R. E. : Platon parle d’amour. Or il arrive que l’amour entre en jeu dans l’égalité des sexes, la sexualité féminine, le divorce, etc. Dans Le Banquet, Socrate se refuse à Alcibiade parce qu’ils ont mieux à faire que de se perdre dans la passion des corps. Mais, alors qu’il célèbre un homme qui refuse de faire l’amour avec son amant, Le Banquet finit en orgie et, probablement, en partouze. Quoi de mieux pour penser l’époque paradoxale qui est la nôtre, où une liberté sexuelle sans précédent voisine avec le retour du puritanisme et l’indexation de la drague sur l’agression ? Quoi de plus moderne ? 

E. I. : Moderne ? Un banquet entre hommes où les femmes sont réduites au statut de prostituées ou de muses ? Où la sexualité est indexée sur le statut social de l’homme ? Pénétrer ou être pénétré, c’est cela la grande affaire du désir sexuel masculin à l’époque de Platon ! Nous sommes très loin de la quête moderne de soi-même à travers la sexualité telle que Freud, les hippies ou les féministes l’ont conçue…

R. E. : Ce ne sont pas des mœurs dont je parle. Chaque époque a ses manies. Ce qui ne change pas, en revanche, et prend aujourd’hui des formes nouvelles, c’est le fait que l’éloge de la vertu ne dédaigne pas la débauche. Mais, au-delà du Banquet, dans quelle mesure nos relations sentimentales seraient-elles plus fragiles aujourd’hui ?

« L’amour est devenu une sorte de marché ouvert où les individus mettent en jeu leur valeur »

Eva Illouz

E. I. : Le désir naît dans des conditions spécifiques qui le rendent possible… ou le tuent. « Faire sa cour » était, dans la première modernité, un rituel qui structurait l’inter­action amoureuse : l’homme engageait la relation, déclarait sa flamme pour vaincre la résistance de la femme, la sexualité était interdite au départ, en théorie du moins, et l’ensemble était coiffé par le mariage. La révolution sexuelle des années 1960 et 1970 a fait éclater ce modèle. Dorénavant, la relation commence par la sexualité, et on se demande ensuite si l’on va greffer dessus des sentiments et des liens plus durables. Trois régimes d’action distincts – sexuel, émotionnel et matrimonial – émergent, avec une incertitude sur la manière dont on passe d’un registre à l’autre. Et une question pour chacun sur sa propre valeur. L’amour exige l’abandon de soi à un autre : il faut qu’il y en ait un qui se livre et qui soit prêt à perdre, qui se rende vulnérable à la perte. C’est comme cela que se construit la confiance. Mais, aujourd’hui, on suspecte l’autre de ne pas respecter ou reconnaître suffisamment notre subjectivité. L’amour est devenu une sorte de marché ouvert où les individus mettent en jeu leur valeur mais où ils ont peur de perdre. Sur Internet, qui plus est, il y a une concurrence généralisée. Et cette concurrence rend d’autant plus difficile l’amorce du sentiment amoureux. J’en veux pour preuve la multiplication des noms de relations : sex friend, casual sex, friend with benefits… Les individus ne savent plus nommer ce qu’ils vivent. Même l’amour conjugal s’ouvre à ces atermoiements. Dans Marriage Story, le très beau film de Noah Baumbach sorti en 2019 sur Netflix, un couple est con­duit à se séparer parce que, même si la femme est aimée, elle se sent invisibilisée. Ils s’aiment et se respectent, mais ils se séparent, car elle veut s’épanouir, maximiser sa carrière. Voici quelque chose de nouveau au pays de l’amour.

Eva Illouz en 2020 © Franck Ferville
R. E. : « Même l’amour conjugal s’ouvre à ces atermoiements » ? Bigre ! Alors que l’amour conjugal, c’est bien connu, a toujours été un gage de stabilité dans le désir… Sérieusement, tout ce que vous décrivez existe depuis que les gens s’aiment. Le décor évolue, les outils aussi, la folie demeure. Il est vrai qu’à l’échelle d’une société, l’introduction de l’égalité (réelle) entre hommes et femmes est en train de faire bouger les lignes. Auparavant, l’adversité venait des familles qui se donnaient un droit de regard sur le choix des époux… Aujourd’hui, elle vient de la coercition collective qu’une société donnée exerce sur le sentiment amoureux qu’elle somme de respecter ses codes. On reprochait hier au baiser du prince charmant, dans La Belle au bois dormant, d’être hors mariage. Aujourd’hui, on lui reproche d’être un baiser volé qui fait fi du principe de consentement. Dans sa Correspondance avec Albert Camus, Maria Casarès écrit : « J’étouffe et je meurs en attendant le moment où tu viendras me libérer. Peut-être à ton retour me trouveras-tu endormie, habituée à la mort et inanimée ? Auras-tu assez de force en toi pour me réveiller ? Pourras-tu encore être mon prince charmant ? » Je préfère ce féminisme-là, où la plus grande liberté ne sacrifie pas le bonheur d’être éveillée d’un baiser, au féminisme vindicatif qui insulte les dragueurs et voit dans le désir l’expression de la servitude. 

E. I. : Je ne vois rien de féministe dans la lettre de Casarès. Mourir, dormir, s’évanouir en attendant le prince charmant, c’est ce que les femmes savent faire de mieux en présence d’un homme dans les opéras et les contes de fées. Essayez d’imaginer ces mêmes mots prononcés par un homme, ce serait ridicule ! Pourquoi le féminisme de celles qui réclament le droit à l’égalité serait « vindicatif » ? Le féminisme et la libération sexuelle provoquent des changements sismiques. C’est pour cela que je parle de relation « négative ». En phénoménologie, on parle de « négativité » lorsqu’un outil perd son utilité et devient indisponible : quand mon marteau se casse, il m’apparaît dans sa pure apparence. Il en va de même quand une relation se brise : je suis contraint de faire un retour réflexif sur ce qui m’arrive. 

R. E. : Le « féminisme vindicatif » dont je parle ne réclame pas l’égalité mais la différence. Il interdit aux hommes de prendre la parole – si c’est une critique –, range le dragueur dans la même catégorie que le violeur et voit dans tout compliment une tentative de soumission. On est vindicatif pour moins que ça. Pour le reste, et l’essentiel, excusez-moi d’en appeler toujours aux classiques, mais, là encore, c’est vieux comme l’humanité ! En philosophie, celui qui fournit la meilleure explication du genre de séparation que vous décrivez, c’est Lucrèce et le modèle atomistique. De même que les choses (et les idées) naissent de la collision des « atomes crochus » et disparaissent sous l’effet de leur départ, les individus se croisent, s’aiment et se séparent sans qu’il y ait de drame là-dedans. Tout le malheur vient, à ses yeux, du décalage entre l’idée que l’on se fait de nos sentiments et la réalité matérielle qui leur donne temporairement le jour.

E. I. : Cela revient à rabattre la fragilité de l’amour sur celle du désir. C’est un peu court. D’autant que la forme, l’intensité et la valeur du désir changent. 

R. E. : Vous avez raison. Pendant longtemps, j’ai eu tendance à considérer que le désir, avec ses fluctuations, était l’essence même de l’amour. Je pensais avec La Bruyère que « vouloir ne plus aimer, c’est encore de l’amour, et vouloir aimer encore, ça ne l’est déjà plus ». Aujourd’hui – est-ce l’effet de l’âge ? –, je pense exactement le contraire : l’amour est une affaire de volonté et de persévérance. Il commence quand on sort du matching pour entrer dans la conflictualité problématique. Maintenir vivace l’artifice d’une relation est la meilleure définition que je connaisse de l’amour. 

E. I. : Je ne m’aventurerais pas à définir l’amour mais j’aime bien l’histoire d’Ulysse qui renonce à Circé et à Calypso, et à leur promesse d’une vie éternelle de sexe et de bonheur, pour rejoindre Pénélope… Pas de déclaration enflammée, pas de désir assoiffé, pas de passion aveugle, juste la fidélité à un être précis après avoir exploré le monde. Comprendre que cette femme, mortelle, âgée et pas aussi sexy que Calypso, est une partie de lui-même…

R. E. : Quand vous déplorez que l’amour devienne un « marché ouvert », vous mettez en œuvre, même implicitement, une définition tout à fait normée du sentiment amoureux. Quant à Pénélope, je ne suis pas d’accord. L’amour de Pénélope est le nom qu’Ulysse donne au fait qu’il ne veut pas désirer de la même manière la même personne toute l’éternité. Il refuse une vie d’éternité, hors de la durée. Mais au lendemain de ses retrouvailles avec Pénélope, soyez certaine qu’Ulysse s’ennuie ferme : il a tué les prétendants, son chien est mort, il a retrouvé son fils et sa maison, et sa femme a vingt ans de plus…

E. I. : Il rentre parce qu’il veut retrouver une femme mortelle, avec qui il ne vivra pas l’orgasme éternel mais avec qui il partage un monde social et moral commun. Pour lui, l’amour n’est pas séparé d’une identité sociale. Il n’est pleinement Ulysse que quand il est dans un lieu dont il connaît les habitants et les coutumes, pas dans un paradis de sexualité éternelle.

R. E. : Ulysse choisit le désir dans le temps plutôt que la satisfaction éternelle. 

E. I. : Non, il fait le sacrifice du désir au nom de la conjugalité. Mais pour revenir au présent, je crois justement que ce sacrifice est devenu problématique. La société de consommation nous soumet à l’injonction d’assouvir nos désirs. C’est vrai pour les hommes comme pour les femmes, sauf qu’une divergence se dessine ici. Alors que la masculinité se définit par la prouesse sexuelle et l’abondance de partenaires, les femmes sont clivées entre leur désir de profiter de la révolution sexuelle et leur besoin de s’attacher émotionnellement. Cette divergence n’est pas ancrée dans la nature, ce n’est pas Mars contre Vénus. C’est une divergence produite par l’histoire économique et culturelle de la modernité. Le capitalisme a permis aux hommes de forger leur identité en dehors du foyer, et les femmes sont restées assignées à la sphère familiale et au soin jusque dans les années 1970. L’idéal moderne d’autonomie sociale et sexuelle du sujet a été accaparé par les hommes, et les femmes ne sont entrées que récemment dans cette histoire. C’est donc plus compliqué pour elles. Elles sont prises dans une aspiration contradictoire : d’un côté, elles veulent, comme les hommes, jouir d’une liberté impunie dans le domaine sexuel, mais, de l’autre, elles sont chargées de la gestion affective des relations. 

R. E. : À vous entendre, j’ai l’impression que quand deux individus font l’amour, c’est toute une société qui s’accouple et met en œuvre ses normes. À l’échelle de la société, il est vrai que nous vivons une révolution avec l’accès des femmes à l’égalité concrète. Mais il me semble qu’elle devrait plutôt déboucher sur une indifférenciation des sexes. Même si la différence des sexes a toute sa place dans l’alcôve, l’horizon est celui d’une société où l’identité sexuelle n’est ni un avantage ni un handicap. Ce que réalisent, dans un lit, dans une chambre, deux (ou trois, ou quatre, etc.) personnes relève d’une singularité qu’aucune place dans la société n’autorise à résumer.

E. I. : C’est un peu naïf. On ne peut pas faire abstraction aussi facilement des rôles et des identités. Et l’amour est au cœur de ces changements parce que la technologie et l’économie capitaliste se sont emparées de nos émotions et de nos relations intimes pour les refaçonner. L’amour contient les structures sociales. Pour changer les rôles, on est forcé de changer l’amour aussi. 

R. E. : Changer l’amour ? Bon courage ! Ou pas d’accord… 

E. I. : En effet, c’est notre point de désaccord. Vous pensez que l’on peut changer les rôles et établir l’égalité entre les sexes, sans que la nature du sentiment amoureux ne change. Je pense qu’on ne peut pas extraire le sentiment amoureux de toute l’armature sociale dans lequel il naît. 

« À mon sens, le sentiment amoureux est métaphysique, il tient au fait que nos vies n’ont aucun sens »

Raphaël Enthoven

R. E. : À mon sens, le sentiment amoureux est métaphysique, il tient au fait que nos vies n’ont aucun sens. Dans une vie qui n’a pas de sens, l’essentiel est d’aimer et d’être aimé. L’amour est une vertu collatérale de l’absurde. Aussi je ne connais pas de liberté supérieure au fait d’aimer quelqu’un qui ne nous aime pas en retour, que de l’aimer quand même. Car un tel sentiment est à l’image du rapport qu’on entretient avec le réel : le réel ne nous aime pas en retour, mais il faut l’aimer quand même. C’est la position de Camus. Devant un ciel vide et une existence qui n’a pas de sens, il n’y a qu’une injonction : aimer autant que possible. Chaque existence est un effort pour reconduire cet effort-là. Et nous n’en avons pas fini ! Un monde où l’égalité serait assurée, où il n’y aurait plus de différence de salaire, de partage des tâches, etc., ne nous dispenserait pas d’un tel effort.

Raphaël Enthoven en 2020 © Franck Ferville
E. I. : Depuis que les femmes ont commencé à revendiquer la même liberté sexuelle que les hommes, les règles du comportement amoureux s’en sont trouvées profondément modifiées. Aimer gratuitement, follement, désespérément ne fait plus partie de notre registre culturel. L’amour au sens classique est en voie de disparition. Mais ce n’est pas plus mal. À la place, on construira autre chose.

R. E. : L’amour gratuit, fou et désespéré est aussi courant aujourd’hui qu’hier. Et je ne vois pas en quoi une éthique libertine ne profiterait pas au sentiment amoureux. 

E. I. : Le libertinage est rarement égalitaire et sans souffrance. Il ressemble aujourd’hui à un bar où des célibataires entrent dans l’espoir de trouver quelqu’un, trouvent parfois quelqu’un un peu à leur goût, rentrent avec à la maison, ont une relation pendant quelques semaines, jusqu’au jour où cette personne n’est plus à leur goût. Ils reviennent alors au bar dans l’espoir de trouver quelqu’un d’autre.

R. E. : C’est une vision réjouissante… Mais, à choisir, est-ce que vous ne préférez pas vivre dans le bar aux possibles plutôt qu’à l’époque où vous n’aviez qu’une seule chance et où d’autres choisissaient pour vous ?

E. I. : Bien sûr que je préfère le bar plutôt que d’être Hester Prynne [du nom de l’héroïne du roman de Nathaniel Hawthorne, La Lettre écarlate (1850), dont la vie est broyée par un environnement puritain] ! Mais, même si notre situation est préférable à l’époque puritaine, ce n’est pas dans ce bar que l’on va créer les conditions les plus propices pour aimer et pour être libre.

R. E. : Pourquoi ? Quel meilleur décor imaginer ? Si vous multipliez les chances de rencontres, ne multipliez-vous pas les occasions de tomber amoureux ?

E. I. : Le fait d’avoir accès à une multitude de possibles change la donne. L’amour classique était basé sur une économie de la rareté qui a volé en éclats. Nous avons accès à une masse de possibles et d’aventures qui effritent, désorientent, amoindrissent le désir. 

R. E. : « Pourquoi faudrait-il aimer rarement pour aimer beaucoup ? » demande Camus.

E. I. : Parce que le principe du désir est économique. C’est le principe de la valeur : donner de la valeur, c’est distinguer, choisir parmi des possibles, rendre rare ou unique ce qui est courant ou abondant. 

R. E. : En voilà une théorie ! Camus avait parfois quatre maîtresses en même temps et les adorait toutes. 

E. I. : C’est un modèle masculin : c’est presque toujours les hommes qui possèdent ou aiment plusieurs femmes. Le donjuanisme hante la masculinité. Cela a peut-être fonctionné pour Camus, mais, à mon sens, c’est une exception qui confirme la règle. 

R. E. : Ou qui l’invalide ? D’une femme qui a quatre amants et les adore tous, diriez-vous qu’elle se conduit comme un homme ? 

E. I. : Si les femmes possédaient la plus grande partie de la fortune mondiale et dirigeaient toutes les armées et presque tous les gouvernements du monde, je dirais qu’elles dominent les hommes en aimant quatre hommes à la fois. Mais la réalité est autre : la grande Catherine II de Russie, dont l’appétit sexuel et amoureux était célèbre, n’avait qu’un amant à la fois. 

Propos recueillis par MARTIN LEGROS

Rédacteur en chef de philomag.com

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