«La guerre est une vraie cochonnerie. On ne devrait jamais recevoir de médailles pour y avoir participé»
l est des grandeurs discrètes, dont on ne prend la mesure qu’après coup. Quand j’avais 4 ou 5 ans, j’ai assisté à une scène qui me parut extrêmement confuse. Je la revois, mais comme grisée par l’ombre du temps. Dans la salle à manger de la maison familiale, mon grand-père – un homme d’habitude d’une grande douceur, ne se départant jamais de son sourire – s’était mis à hausser la voix, à faire des gestes nerveux, presque véhéments. Il chassa de chez nous sans ménagement ce qui m’apparaissait comme une cohorte de vieillards courbés et souffreteux, et qui jaspinaient après lui pour de mystérieuses raisons. Comme je lui demandais ce qu’il s’était passé, il m’expliqua qu’il s’agissait d’une association d’anciens combattants, qui voulaient lui remettre une décoration parce qu’il s’était évadé d’un camp de prisonniers en Allemagne et qu’il avait participé à un réseau de résistance ensuite. Mais, loin de le flatter, ce genre d’honneurs le faisait sortir de ses gonds. « La guerre est une vraie cochonnerie. On ne devrait jamais recevoir de médailles pour y avoir participé », m’expliqua-t-il simplement – des paroles que je n’ai pas oubliées. Par la suite, j’ai su que mon grand-père s’était comporté comme un objecteur de conscience ou presque, qu’il avait refusé de prendre son fusil durant la drôle de guerre, car il ne voulait encombrer sa conscience d’aucun meurtre, et qu’il s’était donc présenté désarmé devant les Allemands, qui l’avaient facilement capturé. Il était prêt à risquer sa vie pour ne pas tuer, mais aussi pour retrouver sa liberté et aider les autres à recouvrer la leur. Le réseau de résistants auquel il a participé aidait des Juifs à gagner la zone libre. Je me suis beaucoup interrogé sur les convictions morales qui avaient guidé des choix aussi courageux. Julien n’était pas croyant, encore moins communiste. La sensibilité de la famille, dans l’entre-deux-guerres, allait plutôt vers le Parti radical. Mais surtout, il avait travaillé jeune, comme cordonnier, dans un petit village de la Vienne ; or voilà que les circonstances exceptionnelles de l’Occupation révélèrent chez cet artisan de la campagne la présence de grandes idées. Avec le temps, ce qui me paraît encore plus admirable est son refus de la gloire ou tout au moins de la reconnaissance ; il ne lui semblait, quant à lui, renoncer à rien, car les médailles militaires l’écœuraient aussi sincèrement que les armes.
Un autre souvenir me revient : lors de son enterrement, quand j’avais 6 ans, sur les graviers de quartz d’une blancheur neuve recouvrant sa tombe, d’autres petits vieux déposèrent furtivement une palme en bronze, avec une inscription gravée : « Aux anciens évadés. » J’ai trouvé que c’était bien ainsi, que c’était dans l’ordre des choses. Et ma famille fut du même avis ; nous avons laissé cette palme, dont il n’aurait peut-être pas voulu.
Si de telles admirations servent de guides de vie, de repères éthiques, je constate aussi avec nostalgie que notre condition historique a tellement changé que plus personne ou presque ne commet des actes d’une teneur équivalente à ceux de mon grand-père : non seulement nous n’avons plus les graves questions de l’Occupation à affronter, mais nous sommes tellement tous visibles sur les réseaux sociaux, tellement habitués à communiquer ce que nous pensons et faisons au quotidien, que nous ne nous étonnons plus de recevoir des Like pour les moindres péripéties de nos existences surexposées. Et c’est peut-être le paradoxe de notre époque : le besoin de reconnaissance nous aurait-il rapetissés et rendus moins admirables ? Parce que nous sommes libres, avons-nous perdu le sens de l’évasion ?
Directeur de la rédaction de Philomag.com
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